Journal de l'économie

Envoyer à un ami
Version imprimable

De l’ENA à l’INSP : Sciences Po Paris, toujours la voie royale ?






Recherche et analyse de données réalisée par Pr. Olivier Meier, président de l'Observatoire ASAP et Alexandre Vivier, doctorant en sciences de gestion et étudiant à l’INSP.


Une réforme historique et ses enjeux : La relation entre l’école d’administration et l’école libre des sciences politiques

De l’ENA à l’INSP : Sciences Po Paris, toujours la voie royale ?
En avril 2021, le Président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé une réforme majeure de la haute fonction publique française : la transformation de l’École Nationale d’Administration (ENA) en Institut National du Service Public (INSP). Cette "suppression de l’ENA", comme les médias l'ont appelée, est l'une des réponses au grand débat national déclenché par le mouvement des Gilets jaunes. Cette école pratique de la république, longtemps bastion de la méritocratie française prôné au départ par le parti radical et Jean Zay, puis mis en œuvre, par le résistant et ancien premier ministre gaulliste Michel Debré, semblait avoir perdu de sa légitimité aux yeux de nombreux citoyens.

Historiquement, l'ENA avait pour mission de diversifier la haute fonction publique et de renforcer l'hétérogénéité des corps administratifs de la République, dans le but de créer un vivier de fonctionnaires compétents et loyaux après la période sombre du régime de Vichy. Comprendre la portée de cette réforme nécessite une rétrospective sur l’évolution du recrutement des hauts fonctionnaires, depuis l'ère des propositions d'Hyppolyte Carnot en 1848 jusqu’à la création de l'École libre des sciences politiques (Sciences Po Paris) en 1871, et finalement la fondation de l’ENA en 1945. Soit comment les hauts fonctionnaires étaient recrutés avant la création de cette école et quels étaient leurs filiations ?

En 1848, Hyppolyte Carnot, alors ministre de l’Instruction Publique, proposa la création d’une École d’Administration pour rompre avec les pratiques de cooptation de classe instaurées sous la Restauration de Charles X. Cette proposition, illustrant les principes des Trois Glorieuses, ne dura que quelques mois avant d’être démantelée à l’aube du Second Empire. Le projet fut ravivé en 1876 par Carnot, désormais sénateur. Cependant, c'est en 1871 que l'École libre des sciences politiques, aujourd’hui connue sous le nom de Sciences Po Paris, fut créée. Bien qu’aujourd’hui chacun viendrait acquiescer d’une forme de filiation entre ces deux institutions, l’une formant à l’autre, cela n’était pas le cas lors de cette période. Émile Boutmy, le fondateur de Sciences Po Paris, s’opposa même à la création d'une école pratique de l’État pour former les hauts fonctionnaires.

Avec le temps, ces deux institutions ont évolué pour se compléter. Après 1945, l'école fondée par Boutmy, en difficulté, fut nationalisée. Ne pouvant que fléchir face à la volonté républicaine du peuple de soumettre la haute fonction publique aux lois de la méritocratie, l’École Nationale d’Administration (ENA) est créée. Pendant près de 70 ans, l’école de la rue Saint-Guillaume (Sciences Po Paris) a garnit les rangs de cette nouvelle école républicaine allant jusqu’au Président de la République actuel.

Aujourd'hui, cette réforme vise à moderniser et diversifier les recrutements pour la haute fonction publique une nouvelle fois. Historiquement, l'ENA a été une institution prestigieuse, avec une filiation étroite avec Sciences Po Paris, connue pour préparer efficacement ses étudiants à ces concours d’élite. Mais la question se pose : Deux ans après cette réforme, Sciences Po Paris conserve-t-elle sa position privilégiée comme « voie royale » vers les sommets de l’administration française ?

État des lieux après deux ans : La réforme et ses changements ont-ils mené à une diversification accrue de la haute fonction publique ?

Malgré le déménagement de l'ENA à la Commanderie Saint-Jean de Strasbourg en 1991, l'expression incitant les SciencesPistes à « traverser le jardin » du 27 rue Saint-Guillaume pour rejoindre l'ENA au 56 rue des Saints-Pères reste d'actualité. En effet, la réforme de l'INSP n'a pas diminué, mais au contraire renforcé les liens entre Sciences Po Paris et l'INSP.

En 2023, 83% des admis à l'INSP provenaient de Sciences Po Paris, illustrant une hégémonie persistante. Ce chiffre représente une augmentation par rapport aux 71% d'admission moyenne à l'ENA entre 2018 et 2021, qui est passé à 82% en moyenne pour l'INSP sur 2022 et 2023. Cette uniformisation des profils est encore plus prononcée lorsque l'on considère que 30% des admis de Sciences Po Paris en 2022 et 2023 étaient issus du double diplôme entre HEC Paris et Sciences Po, des profils particulièrement recherchés pour leurs excellence académique.

Les voies d’admission via des parcours variés n’ont pas beaucoup progressé. En effet, les admissions par la voie doctorale restent faibles avec seulement 2% en 2019 et 2020 (4 admis sur 218 candidats) et 3% en 2021 (4 admis sur 134 candidats). Le nombre d'admis n'a pas augmenté, seule la diminution du nombre de candidats a fait grimper le pourcentage. De plus, une spécialisation imposée chaque année pour cette voie doctorale, indépendante des spécialisations des candidats, limite également cette diversification.

La majorité des candidats admis disposent d'un double cursus, combinant des cultures différentes telles que les IEP et les ENS. Cependant, en 2022, 78% des admis ayant suivi un cursus unique provenaient de Sciences Po Paris, un chiffre resté stable en 2023 avec 74%. Cette tendance souligne l'hégémonie continue de Sciences Po Paris, y compris au sein du concours interne, où un tiers des admis entre 2022 et 2023 avaient validé un diplôme de Master rue Saint-Guillaume.

L'INSP et Sciences Po Paris ne sont pas les seules institutions intimement liées par l'histoire et les résultats. Parallèlement, l'Institut National du Patrimoine (INP) voit la majorité de ses admis provenant de l'École du Louvre, illustrant un schéma similaire de préparation en deux temps – un premier cycle de trois ans, suivi d'un second de deux ans, incluant souvent une classe préparatoire en dernière année.

Ces similitudes révèlent des filiations directes entre ces écoles de la haute fonction publique et les établissements chargés historiquement de former les candidats aux différents concours administratifs spécifiques. Bien que ces liens témoignent de la qualité de la préparation, ils révèlent également une homogénéité des profils au sein de la haute fonction publique et une compréhension approfondie des attentes du concours administratif par les responsables des classes préparatoires. Le manque de diversité – 83% des admis au concours externe de l'INSP en 2023 provenant de Sciences Po Paris – conduit à une uniformisation des pensées et des méthodes de travail au sein des promotions, une situation qui soulève des questions sur l’efficacité de la réforme en termes de diversification.

Sciences Po Paris, une voie royale remise en question ?

La montée en puissance des Instituts d'Études Politiques (IEP) de province s'accompagne d'un phénomène où les meilleurs profils provinciaux sont récupérés par les classes préparatoires dominantes, telles que Sciences Po Paris et le parcours Paris 1 Panthéon-Sorbonne / ENS Ulm. En effet, plus de 10% des admis en 2022 et 2023, toutes voies confondues, on comme établissement d’origine (hors classe préparatoire) un IEP de province, démontrant la qualité croissante des formations régionales. Cependant, seuls 2 à 5% des admis viennent directement d’un IEP de province sans passer par les deux parcours précédemment mentionnés.

Malgré ces changements, les statistiques montrent que la réforme de l’INSP n’a pas fondamentalement altéré la filiation naturelle entre Sciences Po Paris et l’INSP. Les taux d’admission de Sciences Po Paris ont même augmenté, passant d’une moyenne de 71% à l’ENA entre 2018 et 2021 à 82% à l’INSP pour 2022 et 2023. Cette situation soulève la question de savoir s’il est souhaitable de réduire ce lien. La formation dispensée à Sciences Po Paris est en adéquation avec les attentes du concours et, par extension, de la haute fonction publique et son administration. Redéfinir ce lien impliquerait de revoir ces attentes.

Le véritable enjeu réside dans la nature des concours d'entrée, qui récompensent davantage une pensée structurée qu’une pensée critique. Bien que cette dernière soit valorisée, les places offertes aux profils divergents restent marginales, comme le montrent les 2% d’admis par la voie doctorale. Ainsi, le problème ne réside ni dans Sciences Po Paris ni dans l’INSP, qui fonctionnent efficacement, mais plutôt dans les concours eux-mêmes, qui perpétuent une certaine uniformité de pensée.

Vers de nouvelles dynamiques

La volonté de réformer l’ENA est une idée noble qui a attiré l’attention de nombreux acteurs au fil des décennies. Déjà en 1968 (promotion Robespierre), 1970 (promotion Charles de Gaulle) et 1972 (promotion Simone Weil), les promotions souhaitaient réformer leur école, en l’ouvrant à la diversité ou en supprimant le classement de sortie. Ces réformes ont tenté d’adresser les défis de leur époque, mais malgré ces tentatives, Sciences Po Paris a continué de dominer les admissions à cette institution.

En dépit des réformes successives, il est crucial de préserver le prestige de l’ENA/INSP, qui s’est durablement inscrite comme un symbole méritocratique dans les foyers français d’après- guerre. L’identité d’une institution passe également par sa sélectivité, son image et son passé illustre. Par conséquent, le lien entre ces deux écoles reste indéfectible. Il convient de ne pas détruire son histoire ni stigmatiser ses privilégiés, mais bien d’élargir intelligemment son vivier en ajoutant de nouvelles compétences.

Les rapports Thiriez et Bassères recommandent de repenser la voie doctorale en établissant des partenariats étroits avec diverses institutions universitaires prestigieuses. Cela permettrait aux meilleurs éléments d’intégrer directement l’INSP, renforçant ainsi le niveau et la diversité des candidats. Toutefois, ces propositions n’ont pas été retenues, laissant la voie doctorale au stade d’expérimentation.

Les initiatives d’ouverture sociale prônées par Sciences Po Paris contribuent à diversifier les profils qui se dirigent vers l’INSP, bien que cette dynamique reste à consolider. La réforme du concours d’entrée, passant d’une dissertation à une note administrative, est un premier pas vers une diversification souhaitée. Néanmoins, comme le montre l’association La Cordée et le journal Les Échos via Datagora, un enfant d’énarque a 330 fois plus de chances d’intégrer l’ENA, indépendamment de son école d’origine. Selon La Cordée : « Alors que jadis, devenir fonctionnaire était un puissant moteur d’ascension sociale, servir son pays semble être devenu le privilège des classes supérieures. »

L'INSP, anciennement l’ENA, n'en est pas à sa première réforme et a souvent été perçue comme une solution aux défis des générations successives. Pourtant, cette institution prestigieuse continue de former des fonctionnaires loyaux et compétents. Pour évoluer, l'INSP gagnerait à intégrer davantage d’esprit critique dans sa sélection et à offrir des enseignements généraux de haut niveau tels que la philosophie, les mathématiques, l’économie ou la sociologie, sans pour autant négliger les cours de légistique. Cela contribuerait à redéfinir les attentes vis-à-vis de cette nouvelle école pratique de la République et des administrations qui en découlent. En renouvelant ces dynamiques, l'INSP peut renforcer son rôle central tout en s’adaptant aux besoins contemporains de la société française.

Notes

Olivier Meier  (en qualité de directeur de thèse au LIPHA) et Alexandre Vivier  (chercheur au LIPHA et étudiant INSP, doctorant en management public) sont membres de l'Observatoire ASAP. Ils tiennent ici à remercier le Département de la diversité des talents, des concours et des évaluations (DDTCE) – Institut National du Service Public pour avoir fourni des éléments détaillés sur les résultats des admissions de 2022 et 2023 ainsi que pour le travail statistique effectué chaque année.


Olivier Meier
Olivier Meier est Professeur des Universités, HDR (Classe exceptionnelle), directeur de... En savoir plus sur cet auteur

Nouveau commentaire :
Twitter

Le JDE promeut la liberté d'expression, dans le respect des personnes et des opinions. La rédaction du JDE se réserve le droit de supprimer, sans préavis, tout commentaire à caractère insultant, diffamatoire, péremptoire, ou commercial.

France | International | Mémoire des familles, généalogie, héraldique | Entreprises | Management | Lifestyle | Blogs de la rédaction | Divers | Native Advertising | Juris | Art & Culture | Prospective | Immobilier, Achats et Ethique des affaires | Intelligence et sécurité économique - "Les carnets de Vauban"



Les entretiens du JDE

Les Arpents du Soleil: un vignoble normand dans la cour des grands

Tarek El Kahodi, président de l'ONG LIFE : "Il faut savoir prendre de la hauteur pour être réellement efficace dans des situations d’urgence"

Jean-Marie Baron : "Le fils du Gouverneur"

Les irrégularisables

Les régularisables

Aude de Kerros : "L'Art caché enfin dévoilé"

Robert Salmon : « Voyages insolites en contrées spirituelles »

Antoine Arjakovsky : "Pour sortir de la guerre"











Rss
Twitter
Facebook